Rien n'est plus à la bonne échelle
Le Théâtre des négociations s'est tenu à la fin du mois de mai à Nanterre-Amandiers. Organisé par Sciences Po dans le cadre du programme Make It Work, il rassemblait 210 étudiants du monde entier et jouait six mois en avance, après en avoir revisité les règles, la 21e conférence climat organisée à Paris en décembre. Déplacé dans un théâtre, lieu de la représentation, ce jeu de rôle grandeur nature était ouvert trois jours durant au public. La simulation s'est révélée être de l'intérieur une véritable expérience de pensée aux dimensions politiques, artistiques et pédagogiques.
La représentation devient une simulation
Le spectacle s’est joué ici avant tout dans la redéfinition de son modèle. « Nous avons le sentiment qu'il est temps pour nous d'expérimenter de nouvelles pratiques de négociations », déclarait la Présidente du secrétariat dans son discours d’ouverture.
Le corps onusien composé d'humains attelés à la gestion de ressources rares n'a pas su ces vingt dernières années répondre à l’urgence climatique. Au contraire, en 2013, les émissions mondiales de CO2 étaient de 61 % plus élevées qu’en 1990. Dans cette situation, à moins d'un changement structurel des économies, la limitation de la hausse des températures de 2°C est déjà utopique. Selon l’Agence Internationale de l’Énergie, si les émissions ne sont pas maîtrisées d’ici 2017, soit demain, l’économie fondée sur les combustibles fossiles aura rendu irréversible un réchauffement extrêmement dangereux, « incompatible avec toute représentation raisonnable d’une communauté mondiale organisée, équitable et civilisée » pour Naomi Klein.
Face au capitalisme extractiviste qui saccage la planète et exproprie l'humain, la crise écologique nous réclame de travailler ensemble à notre propre continuation par la fabrication collective de communs. C’est dans cette perspective que la simulation mettait en scène une assemblée d'un genre nouveau et à la composition élargie.
Le changement climatique met en crise l'État-nation et l'idée d'une gouvernance mondiale. Le désordre est global mais les manifestations de la catastrophe écologique sont particulières et nous touche tous différemment : pour être pertinentes, les réponses doivent être situées. Comme l'a clairement dit Bruno Latour en ouverture : « la planète bleue n'unifie pas, vous êtes divisés ! » La crise écologique déchaîne les passions et exacerbe les dissensions car il en va de nos vies, de notre survie et de nos mondes.
Expérimenter d'autres formes de négociations
Profitant d'un flou juridique, la simulation a redéfini les parties qui participent à la Conference of Parties (COP) en y intégrant des acteurs non-étatiques sans pour autant remettre en cause complètement l’État-nation. L’accord final reconnaît dans son préambule que « la représentation d’acteurs autres qu’étatiques est cruciale pour réussir un accord ambitieux sur le changement climatique.» Les États, au nombre de 24 sur les 42 délégations représentées, ont ainsi dû dialoguer avec des non-humains – les espèces en danger, les océans –, négocier avec les échelons locaux ou transversaux – les ONG, les villes – ou encore composer avec des êtres invisibles – Internet, l'atmosphère, le pétrole dans le sol.
Pour mieux exprimer les interdépendances qui lient les actants, l’expérimentation introduisait une double loyauté pour chacun des négociateurs. Chaque délégation était composée de cinq entités dont les intérêts pouvaient diverger les uns des autres. En cas d’impossibilité à confirmer le positionnement de la délégation et de valider son mandat, les négociateurs avaient la liberté de former de nouvelles délégations au cours d’une session appelée « le bal des entités ».
Loin d’être un frein, cet état relationnel était au contraire des plus réalistes, reflétant la multiplicité des mondes représentés et des réseaux tissés. La notion de territoire s’en trouvait complexifiée, réclamant d'être pensée en termes d’interconnexions et d’assemblages plutôt que de frontières.
De même que la COP21 rassemblera pour la première fois société civile et négociateurs sur un même site, l'expérimentation aux Amandiers cherchait-elle à ramener le dehors à l'intérieur par l’intégration de structures de lobbying au processus de négociation, l’intrusion d’éléments naturels dans l’espace de travail des négociateurs habituellement coupés du monde et l’invitation du public. Répondant à la certitude que la crise climatique ne peut être résolue ni traitée seule, sans un changement de paradigme, un programme de ressources était proposé afin d'élargir le cadre des discussions et sortir du débat technique.
Ouvrir la boîte noire des négociations climatiques
Loin d'être un processus tranquille où l'accord final de type UNFCCC (United Nations Framework Convention on Climate Change, c'est-à-dire le cadre onusien des négociations climatiques) serait venu valider les hypothèses de départ, les négociations ont traversé des crises, symptomatiques du modèle joué et questionnant en particulier le langage et les procédures.
Les négociations ont officiellement démarré par une cérémonie au cours de laquelle chaque délégation présentait son positionnement. Le conformisme de ces courtes déclarations d'intention au lexique dépolitisé et réduit était frappant, le jargon institutionnel lissait les interventions au point où certains discours devenaient interchangeables alors même qu'ils émanaient d'êtres dont les visions divergent profondément. Ce désir de conformité vis-à-vis de la vraie COP, comme une parodie des négociations, réduisait la marge possible de l'expérimentation. Il a dès le premier jour nourri chez de nombreux étudiants un ennui qui fut (bien heureusement) suivi d'un sursaut collectif teinté de rage. À quoi tout cela servirait-il de faire la même chose que la vraie COP ? L'expérimentation cherche précisément à tracer d'autres voies et offrir d'autres visions. Penser, nous devons.
(dé)-contamination du langage
Un des points d'achoppement a été la question du langage, de son formatage et de sa normativité. Pour certains, il semblait essentiel de contester l'hégémonie langagière de ce milieu fermé des négociations afin de rendre compte de réalités jusque-là cachées. Des stratégies de décontamination du langage ont été mises en place, produisant une liste de termes à proscrire (développement durable, ressource, global/ité, croissance, innovation...) En atteste le terme de « livrable » lui-même, directement issu du lexique de l'entreprise pour désigner un produit final. Des termes trop génériques masquent la complexité de la réalité ou véhiculent des idéologies à questionner. Le langage est un véritable champ de bataille, rappelons-nous Félix Guattari qui préférait le terme de « capitalisme mondial intégré » à celui de globalisation.
Au contraire, en important des notions venues de l'anthropologie, de la philosophie ou des arts, et en jouant des porosités entre les disciplines, le spectre des possibles abordés par les négociations s'élargit. La question lexicale doit être aussi reliée à celle des récits que nous devons trouver pour faire émerger ou réactiver d'autres mondes. Le point est d'importance pour lutter contre les images simpl(ist)es du capitalisme mises en faillite par la crise écologique. Comme nous le rappelle Donna Haraway, « nous avons besoin d’histoires (et de théories) qui sont juste assez grandes pour rassembler les complexités et garder les frontières ouvertes et avides de nouvelles et anciennes connexions surprenantes. »
Parasitage des procédures
Comment établir un consensus sur l'avenir lorsqu'on ne partage pas la même vision du présent ni le même monde ? Le besoin d'atteindre un consensus pour faire marcher ces négociations peut paraître paradoxal étant donné la multiplicité des êtres en présence dans cette assemblée post-onusienne. Ou comment un accord - qui n'aurait d'accord que son nom - pourrait-il laisser coexister les conflits, les dissidences et les marges ?
Malgré le cadre expérimental, les procédures se sont révélées très lourdes et reflétaient des problèmes d'échelle, même dans une assemblée réduite à 210 personnes. Ainsi, les plénières étaient-elles fortement ralenties par les formalités liées à la prise de parole, tandis que le travail en groupe de contact permettait en revanche un travail plus minutieux sur les contenus. Un conflit s’est également ouvert entre les partisans d'un texte juridique de type onusien, directement livrable à la COP21, et ceux qui voulaient sortir du carcan juridique et échapper au caractère dépolitisant des chiffres et des termes techniques. Des discussions animées furent engagées sur la forme du document et sur son caractère unique : afin de porter des voix multiples, pourquoi ne pas jouer avec la diversité des outils à disposition dans le théâtre, et notamment visuels ? Certains dissidents réclamaient même de partir d'une page blanche pour rédiger l'accord et un groupe de contact pirate fut spontanément constitué autour de ce sujet. La divergence conduisit dans la nuit du samedi au dimanche au départ de 80 étudiants.
Politiques du cosmos : repenser les alliances dans le Chthulucène
Plus que d'une simulation, il convient de parler d'une expérimentation pour aborder le Théâtre des négociations. Une expérimentation qui a cherché à repenser les alliances dans la période de transition ou le temps de la fin que nous vivons. Lors de la validation des mandats des délégations, les forêts parlaient avant la France.
Anthropocène, capitalocène, technocène, eurocène, plantationocène, chthulucène… Quel que soit le nom que nous souhaitions donner à notre époque, nous avons besoin d'un récit qui nous aide à nommer notre situation, à être au monde et devenir avec lui – nos sorts sont inextricablement liés. Ce temps sonne la fin de notre insouciance cosmique, celle de l'hypothèse d'une nature douée d'une tolérance sans limite et capable d'absorber tous les effets de la production industrielle.
C’est aussi la fin de l'exceptionnalisme humain car il nous faut joindre nos forces avec une multiplicité d'êtres pour reconstituer des refuges mis en danger par la crise environnementale. L'heure est aux alliances, involutives, démoniques, symbiotiques, aux nouvelles affiliations, interspécifiques et multi-genres. Ces connexions dépassent l’espèce humaine, les frontières se brisent et il nous faut re-faire – non dé-faire – nos alliances, celles du passé, du présent et celles à venir. Les possibilités de connexions et d'assemblages sont ouvertes. Contrarié par des réalités complexifiées, l'universel se craque et se délite. « Make kin, not babies ! » nous exhorte Haraway.
Clémence Seurat
(1) Les communs ne sont pas des « biens » à respecter mais sont inextricablement constitués d'humains, de non-humains et de pratiques qui les lient. Ils nous aident à construire un au-delà du capitalisme, une troisième voie pour dépasser l’État et les marchés économiques impuissants à faire face à la crise écologique.
(2) Injonction faite par Virginia Woolf dans Les Trois Guinées et traduite de l’anglais « Think we must » par Vinciane Despret et Isabelle Stengers.
(3) Donna Haraway, « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene : Making Kin », Environmental Humanities, vol. 6, 2015.
L’ethnologie : le futur de la politique ?
Perspectivisme amérindien et fin de monde avec Eduardo Viveiros de Castro
L’anthropologie et l’ethnologie nous aident à transformer nos ontologies pour vivre dans un monde en transition. Dans It changes everything, Naomi Klein écrit que les droits des premières nations sont sans doute notre meilleur outil pour éviter le chaos climatique ; elle cite l’exemple de la coalition anti-extractiviste unissant des tribus d’Alaska et des groupes environnementalistes dont la victoire juridique contre Shell a obligé la multinationale à suspendre définitivement ses forages en Arctique. Voici quelques extraits choisis d'un entretien mené avec l'ethnologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro le dimanche 31 mai 2015 à Nanterre-Amandiers.
La mise en crise d'anthropos
« L’anthropologie est utile pour une politique du climat car elle nous amène chez des peuples qui ont connu la destruction de leur monde. Les Indiens ont une conception totalement différente de l'humanité qui n'est pas la propriété d’un anthropos. L'humanité est réflexive et deux espèces ne peuvent être humaines en même temps – nous ne sommes des humains que pour nous-mêmes. Ainsi, les Indiens étendent la condition de la personne à tout l’existant : tout ce qui peuple le cosmos amérindien est potentiellement une personne, douée d'action. Ils nous apprennent pour l'écologie que l'assassinat d'un animal n'est pas une petite affaire. »
À un moment où l'on remet en cause le terme (trop) rapidement accepté d'Anthropocène, « le problème de l'anthropologie, qui suppose l'anthropos comme une essence sui generis (le genre humain), se pose pour laisser place à l’ethnologie et à l’ethnos. »
Ethnos vs État
« L’ethnos est la société sans l’État et le contraire de l'État-nation. La confusion que l'Europe a produite, c'est la nationalisation de l'ethnicité. La capture de l'ethnos par la nation est la grande tragédie de l'Europe, elle a donné la balkanisation.
L'État est un – il y a un seul modèle – alors que l'ethnos est multiple. Les états s'entendent très bien car ils parlent le même langage, celui de la souveraineté. Au contraire, comme le disait Pierre Clastres : "les sauvages veulent la multiplication du multiple." Ils font la guerre pour séparer et non pour unifier, alors que la guerre moderne est une guerre pour faire de l'état.
L’État est en train de finir alors que je suis convaincu que l'ethnos continuera beaucoup plus longtemps comme forme. Notre siècle est sûrement le dernier à le connaître comme l’acteur principal de la géopolitique mondiale. La crise planétaire et sa force d'inertie inouïe vont produire l'écroulement probablement lent de cette forme-État. Même le secrétaire général des Nations Unies (c’est-à-dire des États unis) a déclaré qu'il faudrait plus que les états pour résoudre le problème de la crise climatique : c'est une confession de l'impuissance de l'État ! Mon impression est que l'ethnos a précédé l'État et va lui survivre pour plusieurs raisons : en terme de dimension, d'organisation et peut-être au sens où il serait plus "naturel". La réethnicisation du monde serait une bonne chose car l'état exclut pour produire une union à l'intérieur, c’est une transcendance qui ferme. »
De la crise écologique
« L’anthropologie a séparé l’homme de manière radicale et essentielle du reste de l'existant. Quand on regarde les effets qu'a produit cette bifurcation sur le monde – catastrophe planétaire, tueries, destructions –, on se rend compte qu’elle a ouvert la porte à toutes sortes "d’irresponsabilités" pour reprendre un terme de Bruno Latour. La métaphysique occidentale, en énonçant que l’homme est par nature culture, est la chose la plus idéaliste que je connaisse : elle nie un fait élémentaire, à savoir que la vérité de l'économie est l'écologie ! Jusqu'à très récemment, le monde économique fonctionnait dans un monde spirituel, il ignorait les lois physiques, ne prenait en compte ni les déchets ni le gaspillage. Cela commence à changer, on découvre que sous l’économie, il y a l’écologie ! »
« L'absence de futur a déjà commencé »
« Il n'y a pas une société humaine qui n'ait pas sa propre théorie de la fin (du monde). Toute culture a une théorie de la genèse et a donc pensé la fin. Günther Anders nous dit qu'il existe deux apocalypses : l'apocalypse avec royaume (marxiste, chrétienne) et l'apocalypse sans royaume (la guerre atomique). Hiroshima et Nagasaki ont entraîné la "métamorphose métaphysique" du monde. Et dès qu'on a pu tout détruire, on a détruit. La possibilité est devenue la réalité, c’est une tendance de l’homme moderne et le principe même de la technologie. »