Post Growth : Prototypes pour penser l'après-croissance
Post Growth est un projet de recherche artistique initié par Disnovation.org avec Pauline Briand, Baruch Gottlieb, Julien Maudet et Clémence Seurat. Post Growth identifie les énergies fossiles et la croissance économique qu’elles ont permise comme le dénominateur commun des différentes crises écosystémiques actuelles – sixième extinction de masse, réchauffement climatique planétaire, mégafeux, acidification des océans… –, qui menacent les conditions d’existence des communautés humaines et vivantes. Remettre en cause le paradigme de la croissance économique comme une fin en soi et l’horizon indépassable des sociétés modernes permet de questionner plus largement le rôle de l’économie dans la marche du monde.
Se décoloniser des doctrines de la croissance économique
Dans un premier temps, Post Growth a cherché à identifier les facteurs idéologiques, sociaux, politiques et biophysiques qui ont précipité les récentes mutations environnementales et à les décrypter au fil d’entretiens menés avec des chercheur·ses, des théoricien·nes et des activistes. Disponibles sur une plateforme en ligne dédiée, ces interviews portent sur des notions, issues de disciplines et de pratiques hétérogènes, comme les limites planétaires, la transition énergétique ou le principe des sept générations. Tous ces matériaux d’enquête ont été rassemblés dans une boîte à outils, le Post Growth Toolkit, qui vise à accompagner la réorientation éco-politique des modes de vie et de pensée dominants en dessinant des trajectoires possibles en dehors de la croissance. Ces ressources théoriques et narratives invitent à déconstruire la vision utilitariste d’une nature pensée comme un stock, à dépasser les logiques d’optimisation du vivant ou encore à sortir du solutionnisme technologique. Mis en partage lors de soirées publiques (La Gaîté Lyrique à Paris) et au sein d’expositions (iMal à Bruxelles et 3bisf à Aix en Provence), les contenus du Post Growth Toolkit sont activés et discutés par les publics grâce à un dispositif de jeu critique : constitués en petits groupes, les joueur·ses remplissent un questionnaire les invitant à se projeter dans un futur décarboné et, à partir de leurs réponses, mettent à l’épreuve certaines des notions clés présentées sur les cartes en les positionnant sur un plateau de jeu. Ludique et collectif, le jeu facilite les débats et engage à se positionner sur des sujets essentiels qui paraissent parfois trop éloignés des concernements du quotidien. Il cherche à redonner un peu de puissance d’agir en incitant à se décoloniser des doctrines de la croissance économique.
Life Support System : cas d’étude
Dans le cadre de Post Growth, Disnovation.org et Baruch Gottlieb ont réalisé l’installation Life Support System qui reproduit une ferme expérimentale, à petite échelle, dans un milieu artificiel clos : un mètre carré de blé est éclairé par des lampes de croissance LED et alimenté par des tuyaux transportant une eau enrichie en nutriments. Un dispositif de streaming vidéo permet d’observer à distance le blé pousser tout en mesurant les nombreux apports requis pour sa croissance. En mettant en évidence tout ce dont nécessite la culture de cette céréale de base, Life Support System matérialise le déséquilibre entre la quantité d’énergie et de matière mobilisée pour sa production et la faible quantité de calories qui en résulte. L’histoire moderne occidentale nous a habitué·es à appréhender et à comprendre le monde selon des métaphores issues de l’économie alors même que cette dernière en offre un prisme déformant, déniant celles et ceux qui maintiennent la Terre habitable et respirable, des arbres aux bactéries en passant par les cycles du vent et de l'eau. Ce constat appelle à rechercher d’autres moyens de décrire et d’appréhender nos relations avec le vivant et de reconnaître les interdépendances qui permettent de perpétuer notre monde, ce à quoi vise Life Support System. Dans une interview réalisée par Post Growth, le sociologue des sciences et des technologies Geoffrey Bowker met en garde contre la notion de « service écosystémique », qui valorise les bénéfices que tirent les humain·es des écosystèmes, comme la production d’oxygène par les végétaux. En effet, elle repose sur une « étrange équation qui se base largement sur ce que l’écosystème fait pour moi maintenant. » Il ne s’agit pourtant pas « de garder le monde tel qu'il est actuellement. » Le chercheur souligne la bizarrerie de ce présent figé qui traduit la tendance actuelle de l’économie à phagocyter l’écologie. Il observe un déplacement de l’écologie (comme utilisation naturelle des ressources) vers l’économie (comme utilisation humaine des ressources) : les problèmes environnementaux sont alors réduits à des données et à des chiffres pour être exploitables dans une logique économique court-termiste.
Wages for biosphere work
L’orthodoxie économique considère les ressources sur lesquelles s’appuie l’agriculture (eau, soleil, régénération des sols, etc.) comme illimitées, faisant tendre leur valeur vers zéro. L’installation Life Support System se propose alors de rendre visibles ces phénomènes en les estimant de manière empirique. Il ne s’agit pas ici de monétiser ce qui est fourni par les milieux écologiques pour leur perpétuation, comme y invite une récente proposition farfelue de monnaie inter-espèces, mais de refuser que ces dynamiques soient occultées. Car ce manque de visibilité favorise leur exploitation et leur dégradation. Le collectif Post Growth désigne ainsi les symbioses et les existences collaboratives qui produisent la Terre par le terme de « travail de la biosphère », afin de contester la gratuité que leur confère l’orthodoxie économique actuelle. Cette proposition artistique s’inspire des revendications féministes des années 1970, portées en particulier par Silvia Federici, pour accorder un salaire au travail domestique gratuit, bien souvent assuré par les femmes, et valoriser son rôle dans la reproduction de la société. Elle fait encore écho aux recherches de l’anthropologue Dusan Kazic qui nomme « travail inter-espèces » la relation qu’entretiennent les agriculteur·rices avec les plantes, envisageant ces dernières comme des « travailleuses saisonnières ». Valoriser et nommer ces imbrications précieuses est une manière de résister aux « capitalistes [qui] dépouillent ontologiquement les vivants afin de les réduire à des “ressources” pour les transformer ensuite en autant de “produits” et de “marchandises” », écrit-il. Rappelons qu’avant les physiocrates, dont l’intérêt pour la maîtrise des écosystèmes dans le domaine agricole, en articulation avec le marché, subordonne peu à peu la nature à des impératifs de production, économie de la nature et économie politique formaient une seule et même discipline.
« The map is not the territory »
À partir de sources scientifiques et d’outils d’ingénierie agricole, Life Support System a tenté de comptabiliser ce dont un mètre carré de blé a besoin pour pousser (eau, lumière, nutriments) et en a évalué le coût, bien supérieur à son prix sur les marchés mondiaux (0,15€). Cette estimation vient souligner combien la valeur économique est disjointe de la réalité écologique et fait apparaître l’inadéquation de l’économie à rendre compte des dynamiques et du travail du vivant. Le projet met ainsi en tension, d’un côté, le besoin de faire appel à des méthodes de quantification pour rendre visibles des phénomènes naturels et climatiques et, de l’autre, l’effacement du monde réel par la multiplication des modèles de calcul – ou ce que le philosophe Vilém Flusser nomme « la déshydratation » des phénomènes sensibles lorsqu’ils deviennent des symboles mathématiques. Réduit et dévalorisé, le vivant tend à disparaître dans l’ombre des chiffres et des images techniques qui les représentent. La finalité de Life Support System n’est pas de convertir des phénomènes biophysiques en données mais de faire sentir des ordres de grandeur, en les matérialisant plastiquement, et de traduire des interdépendances. La méthodologie du projet emploie, de manière oblique et empirique, des méthodes comptables de prédiction des rendements agricoles à partir de modèles tirés des sciences de l’environnement. Elle s’appuie sur des estimations calculées à partir des capacités d’absorption de la biosphère qui sont des hypothèses. Elle rappelle enfin que notre perception des dynamiques planétaires, telles que le climat, dépend d'un arsenal de capteurs et d’interfaces technologiques. Il ne s’agit pas dès lors de rejeter toute tentative de projection mathématique et les calculs en bloc – ces instruments s’avèrent utiles à bien des égards –, mais de pointer les dérives d’une Économie (avec majuscule) abstraite, présentée comme une doctrine infaillible et que le philosophe Bruno Latour décrit comme l’« amplification fabuleuse de certains calculs ». Les calculs effectués ici cherchent avant tout à susciter des débats et non à les clore.
Tous les modèles sont faux…
Si Post Growth se penche sur les calculs et leurs méthodes, c’est parce qu’ils exposent un des angles morts de la quantification : les modèles. Il s’agit d’y porter un regard critique car, en fournissant des projections sur le futur, les modèles sont devenus des instruments d’aide à la décision dans de nombreux domaines – de l’agriculture au climat et à l’épidémiologie – et contribuent à façonner le monde. Pour autant, comme le rappelle le statisticien George Box, « tous les modèles sont faux mais certains sont utiles ». La data scientist Erica Thompson du LSE’s Data Science Institute insiste sur l’enjeu éthique que représentent leur conception et leur utilisation. Elle plaide pour leur diversification, leur transparence et leur responsabilité. Comme les algorithmes, les modèles de calculs produisent des biais ou induisent des procédures injustes. Il importe de prêter attention aux systèmes de valeurs dans lesquels ils s'insèrent, et de garder à l’esprit qu’ils sont distincts du monde qu’ils entendent représenter afin de ne pas accorder une confiance absolue à leurs prédictions.
Nous ne vivons pas dans le monde que conçoivent les économistes, fait de choix rationnels et d’opportunités non réalisées : celui-ci relève de la fiction. La théorie économique, dans son agencement de nombres et de phénomènes, procède à la même opération que le roman réaliste en littérature : tou·tes deux, montre la chercheuse Carolin Benack, exigent une « même suspension d'incrédulité » et s’appuient sur « des mondes qui ne sont pas vrais techniquement mais qui restent crédibles » – comme ceux que projettent les modèles évoqués précédemment. En réalité, l’économie partage bien plus avec la littérature qu’avec la physique ou la chimie : l’une comme l’autre, elles racontent des histoires sur le monde.
Clémence Seurat
avec Disnovation.org
(1) Le concept désigne l’ensemble des limites physiques à ne pas dépasser pour maintenir la planète habitable.
(2) L’histoire énergétique ne s’est pas faite par transitions successives mais par accumulation : les ressources énergétiques ne substituent pas les unes aux autres mais s’ajoutent. Cette approche vient remettre en cause l’idée de transition énergétique.
(3) Selon la pensée iroquoise, tout acte, décidé à la suite d’une délibération personnelle ou collective, doit prendre en compte ses implications pour les sept générations futures.
(4) « Et si l’on faisait travailler les plantes dans les champs dans le “monde d’après” ? », Dusan Kazic, La Pensée écologique, 2, n°6, 2020.
(5) L’Économie de la nature, Alain Deneault, Montréal, Lux Éditeur, 2019.
(6) Citation d'Alfred Korzybski.
(7) L’histoire du diable, Vilém Flusser, Paris, Exils, 2021.
(8) Où suis-je ? Leçons du déconfinement à l’usage des terrestres, Bruno Latour, Paris, La Découverte, 2021. Le philosophe suggère par ailleurs de parler de « disciplines économiques » plutôt que de sciences économiques.
(9) George Box et Norman R. Draper, Modèles empiriques de construction et surfaces de réaction, 1987.