More-than-Planet: Visions for a Life in a New Geological Epoch?
Au travers d’approches sensibles, politiques et spéculatives l’exposition More-Than-Planet et ses événements satellites se veulent une contribution au débat sur l’entrée ou non dans la nouvelle époque géologique de l’Anthropocène qui se tiendra cet été au congrès géologique international (IGC) de Busan, en Corée. L'Anthropocène se caractérise par l'avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques.
Les œuvres rassemblées dans cette exposition offrent des points d’observation multiples sur les paysages de cet Anthropocène marqués par les ravages environnementaux, les proliférations industrielles et les altérations climatiques. Les travaux exposés montrent qu’au-delà de notre condition terrestre, nous habitons, non pas une planète, mais des mondes multiples, actuels et en devenir. Ils nous rappellent que nous n’avons pas le temps des roches pour faire advenir d’autres mondes, plus durables.
Depuis une dizaine d’années, le débat portant sur l’Anthropocène a en effet largement débordé les sciences de la Terre : des artistes, des chercheur·es et des citoyen·nes y ont vu un changement de paradigme et une question politique dont se saisir. C’est une certaine histoire qui se lit dans les strates géologiques de la Terre, celle des sociétés humaines industrielles occidentales, dont le développement capitaliste a colonisé l’ensemble de la planète et asservi humain·es, animaux et territoires.
Pour marquer l’entrée dans la nouvelle époque le groupe de travail sur l’Anthropocène a choisi de planter son « clou d’or » stratigraphique sur les rives du lac Crawford au Canada. Les eaux profondes et de surface de ce petit lac ont la particularité de ne pas se mélanger et l’histoire longue de la Terre se lit dans la stabilité de sa colonne d’eau et de ses roches. Le lac enregistre la présence de plutonium issu des essais nucléaires qui ont suivi la Seconde guerre mondiale. Présent de manière synchrone sur la planète, l’élément radioactif est retenu comme un indicateur mondial pertinent pour caractériser la nouvelle époque géologique.
Mais le travail stratigraphique vient hanter l’histoire humaine car la date de début de l’Anthropocène en modifierait son récit politique. Dans A Billion Black Anthropocenes or None (2018), la chercheuse Kathryn Yusoff montre par exemple à quel point cette quête des origines réécrit des mythes dont l’homme blanc reste le héros. Le climatologue Paul Crutzen, qui a popularisé le terme d’Anthropocène, la fait démarrer en 1784 avec la machine à vapeur. D’autres suggèrent qu’elle commencerait avec la bombe atomique. Yusoff conteste ces options qui mettent l’homme blanc au cœur d’un grand récit par la valorisation de ses grandes inventions (la machine à vapeur, la bombe H).
L’Anthropocène a-t-il alors plutôt commencé avec la colonisation européenne des Amériques ? Simon Lewis et Mark Maslin constate que cette invasion a entraîné un mélange des biotes et des plantes et animaux à vocation alimentaire entre l’Europe et les Amériques – souvent nommé « échange colombien » (Crosby, 1972) et qui marque le début de la globalisation – mais également le génocide de cinquante millions de personnes autochtones en une centaine d’années (Lewis et Maslin, 2015). Cette extermination a provoqué une baisse considérable de CO2 dans l’atmosphère, jusqu’à atteindre un seuil en 1610. « D'un point de vue géologique, cette limite marque également le dernier moment de refroidissement synchronisé de la Terre avant le début du réchauffement global à long terme de l'Anthropocène. » (Lewis, 2015).
Le génocide des Amériques implique aussi le plus grand remplacement de population humaine des 13 000 dernières années (Lewis et Maslin, 2015), et parler d’« échange » écologique et agricole est quelque peu réducteur, car « cet « échange » est la violence coloniale directe de l'expulsion forcée des terres, de l'esclavage dans les plantations, les usines de caoutchouc et les mines », nous dit Yusoff, très critique de l’enfouissement de la responsabilité coloniale, esclavagiste et extractiviste derrière ce vocable. Dans son ouvrage récent Nonhuman Subjects, Federico Luisetti de l’Université de Saint Gallen surenchérit en critiquant l’usage du préfixe « anthropos » : « Les personnes racialisées et subalternes n'ont pas demandé à être regroupées dans un Anthropos biosocial flou et tenues collectivement responsables de l'effondrement du climat et du pillage des écosystèmes. L'Anthropos est un sujet fictif, un obscurcissement du colonialisme, des relations de classe, de race et de genre. »
La confusion actuelle nécessite de nouveaux outils et de nouvelles méthodologies, des pratiques scientifiques enrichies d’attachements sensibles. Que pourrait bien signifier de vivre au Crawfordien, premier âge de l’Anthropocène ? Comment concevoir des épistémologies adaptées à cette nouvelle forme d’exceptionnalisme humain ?
Si les cartes ont été des instruments de conquête et de domination, au service de puissances coloniales et d’empires commerciaux, elles permettent aussi d’enquêter sur les angles morts de la modernité, d’excaver des zones d’ombre du passé ou de déjouer les nouveaux fronts de l’extractivisme. L’exposition More-Than-Planet s’appuie sur des cartographies sensibles et critiques pour déployer un autre imaginaire géologique de l’Anthropocène, nourri d’humanités environnementales et d’histoires décoloniales.
Nous naviguons ainsi dans une variété de lieux qui matérialisent chacun à leur manière des questions systémiques. More-Than-Planet fait tenir ensemble le planétaire et le situé, la petite et la grande échelle. La quête d’un marqueur universel laisse la place à l’exploration de zones critiques, de zones sensibles et de territoires sentinelles : les glaciers des Alpes suisses, les mines d’Argentine, de Finlande et du cercle Arctique, la mer de Téthys aujourd’hui disparue, le rôle passé, présent et futur, joué sur la planète par les algues et cyanobactéries, les abysses marins recélant des métaux précieux.
Geology as Power
Le sol est une archive vivante, dont les horizons absorbent les traces des vivants et l’histoire des activités humaines. Sa connaissance nous enseigne l’histoire longue de la Terre et de nos ancêtres. Pourtant, l’exploration scientifique des sous-sols est allée de pair avec leur exploitation industrielle : science géologique et extraction minière sont intimement liées. Cette section s’intéresse à la poursuite actuelle de l’extractivisme au nom de la transition écologique. Elle montre aussi que les débats politiques autour de la l’Anthropocène sont rapidement passés sous silence au prétexte de l’objectivité de cette pratique scientifique, qui se doit d’être dépassionnée.
Les artistes français Magali Daniaux et Cédric Pigot collectent durant leurs voyages des plantes, des fossiles, des pierres et des objets. Métabolisés puis pétrifiés, ils forment un paysage qui traverse les âges et défie l’ordonnancement des strates géologiques. Monica Ursina Jäger explore l'anthropocentrisme et les théories de la stratification à travers des collages, des minéraux anthropogéniques et naturels, des photographies, des textes, déployant les complexités de notre relation au temps. Par ses tissages, l’artiste suédoise Matilda Kenttä cherche à perpétuer la mémoire d’espaces de sociabilité de Kiruna avant leur destruction : la petite ville arctique se déplace de quelques kilomètres pour permettre l’expansion de la mine de fer qui l’a vue naître et l’exploitation de terres rares. L’artiste réhabilite un art de la maintenance, par le soin des choses et la répétition de gestes anciens. Elle témoigne de l’importance des espaces vécus face aux impératifs extractivistes d’une ville qui se coupe de son histoire. La vidéo Sacred Straits de Felicia Honkasalo s’inspire des transformations de la mine de Pyhäsalmi en Finlande, la plus profonde d’Europe, et leurs conséquences pour les communautés locales. À l’arrêt depuis 2022, elle doit devenir une station de recherche et un lieu de stockage d’énergie.
Living Landscapes and Human Agency
La modernité, en séparant les humain·es du reste des vivants, a forgé l’image d’une nature inerte et à maîtriser, un décor pour l’épopée humaine. L’intrusion de phénomènes climatiques intenses et la multiplication des catastrophes environnementales remettent en cause la stabilité trompeuse de cette partition : le monde est vivant, peuplé d’êtres dont l’agentivité contribue à le modifier et le faire évoluer. Notre tâche pourrait aujourd’hui être d’apprendre à ne plus le désanimer pour mieux nous accorder à lui.
C’est ce que propose l’installation Twelve Thousand and Twenty : l’artiste suisse Julie Semoroz nous invite à percevoir une matière sonore, fertile et organique, depuis l’intérieur de notre propre corps, et à ajuster notre propre rythme biologique, la pulsation du sang dans nos veines, le souffle de notre respiration, à ce terreau bruitiste. Le travail sonore de l’artiste suisse Ludwig Berger rend compte de ce qui n’est pas perceptible à l’oreille humaine : Glacier Tongue Morteratsch offre à entendre les sons et les textures internes du glacier qui s’anime dans un mouvement de grincements mélodiques, de sifflements stridents et de bourdonnements profonds. Cette écoute géologique est mise en perspective par un texte original de l’artiste et activiste indien Ravi Agarwal, venant souligner la puissance des glaciers qui disparaissent rapidement avec le réchauffement climatique.
More-Than-Planet Lab
Le More-Than-Planet Lab interroge les échelles d’action possibles dans l’Anthropocène et formule des hypothèses spéculatives pour un avenir durable et interspécifique. Il éprouve notre capacité à inventer des zones de « résurgence », définie par l’anthropologue étatsunienne Anna L. Tsing comme « l’œuvre de nombreux organismes, qui négocient à travers leurs différences, pour forger des assemblages de viabilité multi-espèces au milieu de la perturbation ».
Les cartes, diagrammes, journaux et vidéos rassemblés soulignent les biais d’une approche globalisante, résultant de technologies de mesure et de visualisation aux mains des États et d’entreprises multinationales. Pour autant, il ne s’agit pas d’abandonner l’analyse systémique mais de parvenir à la faire tenir avec des échelles plus petites. Pour fonder de nouveaux imaginaires planétaires, il nous faut nous réapproprier les technologies et forger nos propres outils d’action, comme nous y invite l’artiste slovène Miha Turšič. L’artiste zambien Nolan Oswald Dennis, lui, identifie les outils d’émancipation qui nous feront sortir du continuum colonial qui structure toujours le monde contemporain, tandis que le collectif français Bureau d’études développe les arcanes d'un thème astral de l'Anthropocène, ouvrant une réflexion sur le temps profond. Avec Homo Photosyntheticus, les artistes Ewen Chardronnet & Maya Minder esquissent un futur symbiotique et spéculent sur le devenir-algue de l’humain, pensé comme un être collectif, fait de coopération symbiotique et rendu puissant par la photosynthèse. Enfin, Antti Tenetz et Photo North cherchent la Terre analogue dans les profondeur de sa croûte, et les journaux Planète Laboratoire et Aerocene examinent des trajectoires pour le futur : des horizons paysans et relationnels, un tournant microbien et un avenir dans lequel des ballons zéro-carbone remplacent la prolifération de satellites privés qui rayent le ciel.
Ewen Chardronnet et Clémence Seurat